Présentation des Pages choisies de Lénine

En ce centenaire de la révolution russe de 1917, la plupart des commémorations seront le fait de ses adversaires. Nous avons voulu remettre à la disposition du public les écrits de celui qui fut son principal dirigeant, Lénine, sous une forme qui les rende accessibles aux lecteurs d’aujourd’hui. C’est pourquoi nous rééditons ces Pages choisies, traduites, introduites et annotées par Pierre Pascal. Elles ont été publiées entre 1926 et 1929 par la maison d’édition d’un Parti communiste qui, se voulant encore internationaliste dans l’esprit du bolchevisme, ne s’appelait pas encore français.

Lire Lénine en 2017

Les changements survenus durant le siècle écoulé depuis la révolution russe ne sont pas là où les laudateurs du capitalisme prétendent les voir et ne rendent pas obsolètes l’œuvre et le combat de Lénine.

Les rapports sociaux n’ont pas changé sur le fond depuis les débuts du capitalisme. La vie d’un prolétaire, en Russie en 1900, en Chine ou même en France aujourd’hui, reste conditionnée par le fait qu’il ne possède rien, qu’il doit vendre sa force de travail, qu’il n’a aucun contrôle sur le produit de son activité, qu’il est à la merci de crises économiques dont il n’est en rien responsable, que sa situation est semblable à celle de millions d’autres autour de lui. L’amélioration temporaire survenue pour une partie des prolétaires dans un petit nombre de pays riches, dont une relative sécurité de l’emploi, est en train de disparaître. Le prolétariat vit toujours dans l’insécurité permanente, comme du temps de Marx, comme du temps de Lénine. Mais, précisément, la similitude des conditions matérielles unit les travailleurs à travers le temps et l’espace. Leurs revendications immédiates se retrouvent ainsi souvent à l’identique, de pays en pays, de génération en génération. Leurs formes de lutte et d’organisation, les obstacles qu’ils rencontrent et jusqu’aux problèmes politiques qu’ils affrontent ont un air de famille. Aussi la lecture de certains textes de Lénine procure un sentiment de familiarité au militant d’aujourd’hui, pourvu qu’il se situe sur le même terrain de classe.

La mondialisation, dont les pauvres penseurs contemporains rebattent les oreilles d’un patient public, n’a rien non plus pour faire vieillir Lénine. Elle était déjà à l’œuvre de son temps. Quoi de plus mondialisé en effet que la guerre de 1914-1918 ? L’impérialisme, ses fondements, ses conséquences et les possibilités révolutionnaires qui en découlent ont été analysés par Lénine en 1915. Le fait de déceler une issue révolutionnaire dans l’évolution du capitalisme, de voir dans la monstrueuse centralisation des trusts et des États un pas en avant vers le socialisme, de décrire le capitalisme enfantant nécessairement le communisme, met Lénine bien au-dessus de tous les critiques contemporains de la mondialisation, étriqués, protectionnistes, réactionnaires honteux ou avoués.

Quant aux progrès technologiques de ces dernières décennies, certes nombreux, variés et spectaculaires, ils n’ont en rien transformé les rapports sociaux. Tout au plus peut-on dire que les stupidités circulent plus vite de nos jours et espérer qu’il en sera de même pour les mouvements de révolte lorsqu’il s’en produit.

La classe ouvrière internationale, dont Lénine pensait après Marx qu’elle était la seule classe sociale capable de mettre à bas le capitalisme, représente désormais la majorité écrasante de la population mondiale. Elle est, depuis longtemps, la seule classe productive. Le programme que fixait Lénine, organiser les travailleurs pour les rendre capables de prendre la tête d’une révolution populaire, reste d’actualité.

En fait, le véritable et profond changement intervenu depuis l’époque de la révolution russe réside dans la disparition du mouvement ouvrier organisé. Lénine s’était formé dans le cadre de la deuxième Internationale qui avait elle-même bénéficié, en particulier par l’intermédiaire d’Engels, de l’acquis des générations précédentes. La question de la mission révolutionnaire de la classe ouvrière, de sa constitution en parti et de son activité politique indépendante ne se posait pas pour lui. En devenant marxiste, en rejoignant le mouvement ouvrier organisé dans la l’Internationale, Lénine faisait corps avec ce programme, même dans un pays où la classe ouvrière était très minoritaire. C’est sur la base de ce parti pris, c’est avec la certitude d’avoir derrière lui non seulement la tradition théorique marxiste mais aussi le mouvement ouvrier vivant, des travailleurs en chair et en os, organisés, actifs, sous de multiples formes, dans de nombreux pays, que Lénine militait et polémiquait avec les autres courants.

La trahison de la social-démocratie en 1914, puis la dégénérescence de l’État ouvrier issu de la révolution russe de 1917 entraînant celle des partis communistes, ont rompu la continuité révolutionnaire. La théorie révolutionnaire, les idées de Marx, de Lénine, de Rosa Luxemburg et de Trotsky, produits d’un mouvement ouvrier vivant et puissant, sont désormais presque suspendues dans le vide, ne peuplant plus que les bibliothèques. Pour tenter de se les approprier, il faut d’abord commencer par étudier le contexte qui les a vus naître.

Les notes de Pierre Pascal, la propre expérience militante du lecteur et un effort d’imagination permettent de se représenter quelque peu les militants ouvriers pour qui Lénine écrivait. Et donc de mieux comprendre ce qu’il voulait dire. Cet effort n’est certes pas facile à faire. Mais il est indispensable pour qui veut travailler à renouer le fil du mouvement ouvrier révolutionnaire, pour qui veut garder ses idées vivantes afin que les travailleurs puissent s’en emparer à nouveau. C’est, en tout cas, dans ce but que cette réédition a été entreprise.

Avatars des œuvres de Lénine

Les écrits de Lénine, la partie imprimée de son travail de militant révolutionnaire, nous sont connus presque exclusivement par les éditions d’État de l’Union soviétique. Celle-ci ayant disparu il y a un quart de siècle, on n’édite plus les Œuvres complètes de Lénine, ni même, sauf exception, ses textes les plus importants.

Mais surtout, la présentation des œuvres de Lénine par l’intermédiaire des éditions d’État soviétiques était, depuis des décennies, celle qui convenait à la bureaucratie.

Sous Staline on avait supprimé des œuvres « complètes » tout ce qui mettait en cause Staline lui-même et la bureaucratie. Tout ce qui sous la plume de Lénine, mettait en valeur le rôle de ses adversaires, à commencer par Léon Trotsky, avait également disparu.

Sous Khrouchtchev et après, les éditions d’État avaient progressivement réintroduit les passages caviardés, mais une chose n’avait pas changé : les introductions historiques, quand elles existaient, et les notes explicatives visaient plus à camoufler l’esprit de l’œuvre de Lénine qu’à l’éclairer.

On peut en donner un exemple dans l’attribution à Lénine de la notion stalinienne de « socialisme dans un seul pays ». L’œuvre entière de Lénine, toute son activité politique démontrent la stupidité de ce mensonge bureaucratique, pour tout marxiste le « socialisme dans un seul pays » est une contradiction dans les termes.

Mais l’indigence, voire l’inexactitude volontaire des notes ont eu un effet plus pernicieux. Elles empêchaient souvent de comprendre ce que disait réellement Lénine, à qui il répondait, à qui il s’adressait, dans quelle situation. La difficulté d’en saisir la portée est d’autant plus grande que les écrits de Lénine sont des textes militants, presque toujours polémiques, répondant aux interrogations des membres de son parti, à des problèmes tactiques, aux questions soulevées dans tel ou tel cercle, etc. De ces dialogues, filtrés par les censeurs de la bureaucratie, on n’entendait que l’écho déformé d’un seul interlocuteur…

Pierre Pascal, lui, a réussi à faire passer dans sa traduction et ses notes la passion révolutionnaire qui animait Lénine et ses camarades. Lire une sélection chronologique des œuvres de ce dirigeant révolutionnaire, c’est suivre la montée des ouvriers russes vers l’organisation, vers la conscience, vers la lutte jusqu’aux explosions révolutionnaires successives de 1905, février et octobre 1917. C’est aussi voir s’opérer la fusion de plusieurs générations d’intellectuels avec le mouvement ouvrier, fusion dont Lénine était à la fois le prototype et l’organisateur. C’est entrevoir la révolution, cette irruption des masses sur le devant de la scène politique, et constater que, du temps de Lénine et des bolcheviks, la politique révolutionnaire était fondée tout entière sur la confiance dans les capacités créatrices des opprimés. C’est donc apercevoir tout ce que les bureaucrates staliniens craignaient comme la peste. Et, ajouterons-nous aujourd’hui, tout ce la société bourgeoise et ses partisans redoutent toujours.

Il peut sembler paradoxal que Pierre Pascal, plus anarchiste que marxiste au moment même où il rédigeait ses notes et ne retenant au crédit des bolcheviks que les années de révolution, ait su rendre vivante l’œuvre de Lénine. À la lecture des mémoires de Pierre Pascal, étudiant slavisant formé à l’École normale supérieure, happé par la guerre et la révolution, se révèlent une honnêteté intellectuelle, une capacité de révolte, un amour des gens simples hors du commun. Ces qualités et les circonstances de sa vie expliquent comment il s’est rendu capable d’accomplir le travail aujourd’hui réédité.

Pierre Pascal, la Russie et la Révolution

Effectuant son service militaire, Pierre Pascal était officier en 1914. Blessé deux fois, il fut envoyé à la mission militaire française à Moscou en 1916. Sa connaissance de la langue et du pays le recommandait particulièrement pour ce poste. La mission militaire faisait la liaison entre les états-majors des deux pays alliés, réglait les questions de commandes de guerre, participait à la défense des intérêts industriels, financiers et commerciaux français, fort nombreux et fort rentables, dans la Russie de Nicolas II.

Il n’y constata pas seulement la pourriture du régime russe et la situation de cette armée tsariste pour laquelle le terme de chair à canon semblait avoir été inventé. Pascal était aussi aux premières loges pour découvrir les buts de guerre de la France, le cynisme de ses diplomates, la rapacité de ses industriels et le mépris de tous ces nantis pour les petites gens. Dans son carnet de notes 1, il croquait un diplomate français se gaussant des Russes, si naïfs, à qui l’on peut faire gober n’importe quoi. Et Pascal de conclure : « C’est pour cela que, moi, je les aime. » Fréquentant par fonction ministres, généraux, diplomates et industriels, Pascal connaissait néanmoins aussi le prix du pain, la température dans les logements ouvriers, la situation dans les tranchées et les hôpitaux. Avant même la révolution, il était devenu un ennemi de la guerre, des nationalistes, des profiteurs de guerre, à commencer par les Français. Mais, et c’est un trait permanent de sa personnalité, il n’en continuait pas moins son travail, le plus consciencieusement du monde.

En 1917, après la révolution de février, le travail de la mission militaire française consistait à convaincre, voire à contraindre la Russie à continuer la guerre. Après octobre, la mission se tourna discrètement, puis ouvertement du côté de la contre-révolution, allant jusqu’à préparer le débarquement de troupes d’intervention et conseillant les généraux blancs. La mission fut donc logiquement priée de quitter le pays, mais Pierre Pascal avait choisi son camp depuis un certain temps : resté en Russie, il se mit au service de la révolution en octobre 1918.

Avec plusieurs autres membres de cette mission, tels le capitaine Sadoul et le soldat Marcel Body, Pierre Pascal participait à un groupe communiste français au sein du Parti bolchevique. Ce groupe a notamment publié un journal hebdomadaire de propagande et d’information, intitulé La troisième internationale destiné aux soldats du corps d’occupation français du sud de la Russie soviétique et aux ouvriers français présents dans le pays. Pascal a souligné dans ses notes que Lénine était l’inspirateur de ce journal.

La révolution elle-même, le fait que les masses les plus opprimées prenaient leur sort en mains, s’organisaient, décidaient, la puissance du système des soviets qui faisait vivre cela, le dévouement des ouvriers, l’inventivité, le courage des travailleurs russes convainquirent Pierre Pascal. Il fut de ces intellectuels très peu nombreux qui rejoignirent la révolution alors qu’elle était en danger de mort. Il troqua volontiers un avenir d’universitaire à Paris contre une assiette de kacha, une chambre mal chauffée, de longues journées de travail chichement payées et le risque d’être passé par les armes en cas de victoire des Blancs.

L’empathie pour les opprimés, la joie de les voir monter à l’assaut du ciel avaient conduit Pierre Pascal à la foi révolutionnaire, c’est-à-dire à l’action. L’État ouvrier trouva tout de suite à l’employer au Commissariat du Peuple aux Affaires étrangères. Il fut un des adjoints du commissaire du peuple Tchitchérine, rédigeant chaque jour la dépêche internationale diffusée par radio, traduisant sans relâche. Pierre Pascal participa aux négociations diplomatiques de 1921 et 1922 en tant que traducteur et peut-être un peu plus. Il s’agissait alors de rétablir des liens commerciaux avec les pays capitalistes, sans rien renier des idéaux et de la politique révolutionnaire. Pascal travailla spécialement à la négociation et à la traduction du traité de Rapallo de coopération économique entre l’Allemagne, vaincue et étouffée, et la Russie, socialiste et affamée.

Dans le même temps Pascal participa aux travaux des premiers congrès de l’Internationale communiste, traduisant et écrivant pour sa presse, ainsi qu’aux premiers pas de sa section française. Il fut le secrétaire du groupe communiste français à Moscou. Outre les milieux de l’Internationale et de l’État, Pierre Pascal fréquentait également à cette époque un groupe de révolutionnaires d’horizons divers, aux caractères bien trempés, décidés comme lui à servir la révolution. Il se lia ainsi à Victor Serge, l’écrivain anarcho-syndicaliste belge d’origine russe, dont il devint le beau-frère, à Boris Souvarine, à Nicolas Lazarevitch, ouvrier anarchiste belge et ami de toute une vie, à Marcel Body.

Dans Moscou sous Lénine, Alfred Rosmer, dirigeant de l’Internationale communiste, ami et compagnon de Trotsky, en donne le portrait suivant : « Le lieutenant Pierre Pascal, catholique fervent et pratiquant, passé du côté de la révolution non malgré son catholicisme mais à cause de lui – ce qui suffit à faire comprendre qu’il n’est pas un catholique ordinaire ; le caractère spartiate du régime était précisément ce qu’il aimait. Grand travailleur il ne se plaignait ni ne demandait jamais rien. » Pascal assistait aux offices religieux et se sentait bien au contact de la ferveur populaire. Il priait par exemple pour le rétablissement de Lénine, victime d’un attentat en août 1918, et il ne devait pas être le seul dans cette Russie d’après la révolution.

C’est à cette époque que Pierre Pascal commença à étudier l’histoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire russe. Il voulait comprendre en quoi le travail des révolutionnaires avait préparé ou non l’explosion de 1917 qui avait tout d’un phénomène naturel, imprévisible, incontrôlable. Et pourtant, constatait-il encore, cette explosion n’aurait pas été la même, peut-être même n’aurait-elle pas eu lieu sans les bolcheviks. Si Pierre Pascal n’a jamais répondu à cette interrogation, il a permis par son travail de comprendre quelles réponses Lénine y apportait.

Servant la révolution et l’État ouvrier, Pascal a vécu de l’intérieur l’extrême tension de la guerre civile et du communisme de guerre, l’enthousiasme devant la croissance du mouvement communiste international, suivi de la déception que provoqua son repli et, en 1921, le recul de la NEP. En mars de cette année-là, devant la nécessité de tenir dans un pays dévasté par sept ans de guerre mondiale puis civile, faute de perspectives d’extension à brève échéance de la révolution à d’autres pays, les dirigeants bolcheviques durent céder du terrain. Pour ranimer une économie exsangue, les bolcheviks ne virent d’autre solution, finalement, que de faire appel à l’initiative privée, de réintroduire une forme de profit privé. La NEP, nouvelle politique économique, laissa donc la petite entreprise renaître, le commerce privé reprendre. L’État recommença à garantir les profits des paysans riches et à ouvrir aux capitalistes étrangers des concessions (sociétés mixtes, bien souvent à capitaux totalement privés). Tout cela se faisait sous le contrôle de l’État ouvrier, mais la conséquence immédiate fut l’apparition au grand jour de profiteurs, d’accapareurs, d’exploiteurs au petit pied mais féroces, de jouisseurs jusque dans les organes de l’appareil d’État et les services du parti communiste et de l’Internationale.

Pierre Pascal a ressenti le retour des profiteurs comme une trahison. Dans ses carnets, il fustigeait les bureaucrates qui utilisaient leur automobile de service pour aller à la campagne, ou ceux qui se groupaient pour payer une institutrice privée à leurs enfants. Mais il voyait surtout dans la NEP le retour de la possibilité d’opprimer les plus faibles, il constatait que le recul pesait avant tout sur les humbles. Il notait par exemple que la patronne de la petite cantine désormais privée où il déjeunait exploitait férocement son employée.

Malgré ce recul indéniable non seulement l’État ouvrier restait debout, mais ceux qui l’avaient construit n’avaient pas dit leur dernier mot. Pierre Pascal fut le témoin désespéré et désarmé de la lutte contre la montée de la bureaucratie.

N’épousant pas les méandres de la concurrence entre fonctionnaires, ne voulant pas rentrer dans le moule de la bureaucratie, Pascal fut écarté des postes de responsabilité. L’État ne lui confia bientôt plus que des travaux de traduction et de rares articles pour la presse de l’Internationale. Il fut affecté à l’Institut Marx-Engels, dirigé par le vieux révolutionnaire et savant marxiste Riazanov. Ce dernier, qui lui non plus ne prenait pas part à l’opposition, aidait les oppositionnels en leur procurant du travail. C’est à l’Institut Marx-Engels que, entre autres travaux, Pascal fut chargé à partir de 1925 de préparer une édition française des œuvres de Lénine.

Les Pages choisies de Lénine

Dans son introduction générale, en tête du premier volume, Pierre Pascal écrit : « Je ne présenterai pas au lecteur les œuvres de Lénine. La lecture des pages qui suivent lui en dira plus long que n’importe quelle préface. »

Les œuvres du dirigeant de la première révolution socialiste victorieuse, du premier État ouvrier, étaient publiées par la maison d’édition de la section française de l’Internationale communiste. Le parti voulait mettre à la disposition de ses militants et plus largement du mouvement ouvrier l’expérience politique synthétisée par Lénine. La traduction et les notes visaient à en permettre la compréhension « à tout travailleur de langue française ayant une instruction primaire ». Le tout était réalisé sous la direction de Pierre Pascal, un intellectuel dévoué à la révolution, résidant et travaillant à Moscou. Les lecteurs de l’époque savaient qui étaient l’auteur et même le traducteur, ce qui rendait en effet toute préface inutile pour ces militants du jeune parti communiste. Ils étaient conscients d’avoir entre les mains un manuel de stratégie révolutionnaire.

Les introductions et notes de Pierre Pascal sont le résultat d’un travail méticuleux dont il expose les raisons et la méthode dans sa préface. En voici un exemple parmi d’autres, tiré du deuxième volume des Pages choisies : à l’automne 1905, la révolution apporta la liberté de presse de fait aux révolutionnaires russes. Les journaux fleurirent, chaque tendance ayant le sien, s’emparant au besoin d’une imprimerie et y restant le temps nécessaire pour sortir son journal, les armes à la main. Les citations utilisées par Pascal, les exemples choisis pour illustrer cette période montrent qu’il a dépouillé soigneusement ces journaux. Et il ne l’a pas tant fait pour y trouver la trace de Lénine que pour y débusquer la révolution vivante. Prenant lui-même parti pour les opprimés, s’adressant à des militants ouvriers, Pascal dépeignait dans ses notes un mouvement ouvrier en chair et en os, sa vie, ses revendications, sa façon de les exprimer.

Les notes de Pierre Pascal éclairaient aussi ce dont Lénine ne parlait qu’allusivement, tant c’était évident pour lui et ses lecteurs russes : la barbarie, l’arriération du régime tsariste, la brutalité avec laquelle étaient traités les opprimés. Pascal expliquait, par exemple, que, jusqu’à une date récente, les moujiks pouvaient légalement être fouettés et qu’ils continuaient à l’être dans l’armée. Il décrivait la façon dont on traitait les minorités nationales et, bien sûr, l’oppression multiforme subie par les ouvriers des villes. Cette barbarie était un puissant ferment de révolte, c’est elle qui poussait des générations de jeunes, intellectuels et ouvriers, à la révolution. Sans mention de cette barbarie, inimaginable pour le lecteur occidental, sans idée de la passion révolutionnaire qu’elle suscitait, comment comprendre que des ouvriers écrivaient en 1901 à l’Iskra, la publication de Lénine, pour demander que le journal « leur apprenne à vivre et à mourir » ? Et comment comprendre que Lénine ait tenu cette lettre pour représentative et l’ait publiée ?

Le travail n’alla pas sans mal. Les carnets de Pierre Pascal nous apprennent qu’il n’avait pas lui-même sélectionné les textes comme il l’aurait souhaité. Il a contourné plusieurs fois cet obstacle en donnant en note des citations de Lénine lui paraissant plus explicites, tirées d’un autre texte, non publié dans la sélection. Mais surtout, en 1925 déjà, l’histoire du parti et de la révolution, les textes de Lénine, les souvenirs des militants étaient devenus une arme dans le combat politique.

Depuis 1923, la lutte était engagée entre la bureaucratie montante regroupée derrière Staline et l’opposition fidèle à la tradition communiste dont Trotsky était l’âme. Usurpant le pouvoir dans l’État ouvrier, la bureaucratie était contrainte de se prétendre l’héritière de Lénine et, entre autres, de publier ses œuvres. Reniant l’héritage, elle ne pouvait que faire dire aux textes autre chose que ce qu’ils disaient. Et lorsqu’elle ne le pouvait pas, elle les censurait ou les supprimait carrément. La bureaucratie devait mentir sur les événements, transformer l’histoire, la réécrire autant de fois que nécessaire suivant les nécessités politiques du moment. On sait que les staliniens transformèrent ainsi l’histoire de la révolution russe jusqu’à en exclure la plupart des dirigeants bolcheviques, et en particulier Léon Trotsky qui n’apparaissait plus que sous les traits de l’éternel traître.

Les pressions ne manquèrent pas de s’exercer sur Pierre Pascal. Il fut ainsi convoqué par un responsable de l’Internationale qui lui demanda « d’atténuer doucement les choses de façon à ne pas trop louer Léon Trotsky » dans ses notes pour le deuxième tome. La scène, racontée dans les carnets de Pascal, se passait en février 1927. En novembre, Trotsky était exclu du parti communiste.

En 1929, alors que le travail préparatoire pour le quatrième volume était achevé, les introductions furent refusées. Pascal écrivait alors : « Traduire les notes tendancieuses de l’édition russe est au-dessus de mes forces ». Le quatrième tome, Le Parti bolchevique au pouvoir, ne fut jamais publié. Les trois premiers volumes, tirés à 5 000 exemplaires, « dont la moitié encore dans les stocks des libraires », disait Pascal, furent peu diffusés, et évidemment jamais réédités par un parti communiste français qui se stalinisait à grande vitesse.

Pierre Pascal et l’opposition

En 1921, Pierre Pascal avait traduit, en dehors de son travail officiel, la plate-forme de l’Opposition ouvrière. Cette tendance du parti communiste russe s’élevait alors contre une politique conduisant à surexploiter les ouvriers. Pascal qualifiait la plate-forme de « critique impitoyable et fort éloquente, avec des exemples concrets, du mal bureaucratique ». Sa traduction dactylographiée a été retrouvée, bien des années plus tard, dans les archives du syndicaliste révolutionnaire Pierre Monatte.

Par la suite, bien qu’ayant perçu assez rapidement les germes de dégénérescence du régime soviétique, Pierre Pascal n’a pas fait partie de l’opposition à Staline. Il n’a pas été trotskyste, comme son beau-frère, camarade et collègue de travail Victor Serge. Il n’a pas rejoint les anarchistes qu’il affectionnait pourtant. Mais il n’a jamais hurlé avec les loups, jamais levé la main pour voter quelque chose qu’il savait faux et encore moins pour condamner qui que ce soit. Et il a refusé de traduire des textes dont la stupidité ou la malhonnêteté le révoltaient.

On sait aussi que Pierre Pascal a fait passer des articles décrivant la vie des travailleurs soviétiques pour publication dans des revues oppositionnelles françaises (La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte ou le Bulletin communiste de Boris Souvarine). Les conditions de vie des travailleurs soviétiques, plus encore que la situation politique, le préoccupaient constamment, comme l’attestent ses carnets.

Concernant Trotsky, la position de Pascal était complexe. Son honnêteté intellectuelle l’obligeait à reconnaître son rôle éminent, dans ses carnets privés comme dans les notes des Pages choisies. Dans ces dernières, Pascal replaçait dans leur contexte les polémiques entre Lénine et Trotsky d’avant 1917, polémiques parfois vives dont les staliniens faisaient évidemment une arme dans leur lutte contre l’opposition. Il suffisait aux censeurs de souligner les invectives échangées sans donner au lecteur les moyens de comprendre pour transformer Trotsky en ennemi de Lénine. Pascal, lui, présentait les tenants et aboutissants des débats. À plusieurs reprises, il a même donné des citations de Trotsky qui, loin de montrer une opposition, prouvaient son profond accord avec Lénine sur des questions essentielles. Cela en un temps, 1925-1929, où calomnier Trotsky était devenu le meilleur moyen de faire carrière, voire simplement de trouver du travail.

Mais, en même temps, Pascal pensait que Trotsky et les autres dirigeants de l’opposition étaient du même bois que Staline. Il les tenait tous pour des petits-bourgeois se croyant désignés pour diriger le peuple mais n’oubliant jamais leur confort personnel. Tout au plus, pensait-il dans ses moments les plus désespérés, les bolcheviks avaient eu, grâce à Lénine et dans une moindre mesure à Trotsky, le génie de laisser exploser la révolution en 1917 et d’en tirer toutes les conséquences en permettant à la classe ouvrière de prendre le pouvoir et de construire son État. Mais, après quelques années, d’après Pierre Pascal, la vie avait repris son cours normal et des politiciens qu’il qualifiait de sociaux-démocrates avaient pris les rênes de l’État. L’oppression d’une part, la morgue des puissants d’autre part, étaient réapparus. Pascal a d’ailleurs longtemps pensé que Trotsky allait finir par faire la paix avec Staline, comme d’autres oppositionnels de renom l’avaient fait.

Mais, là encore, son honnêteté, son profond attachement aux travailleurs lui ont servi de garde-fou. Dans ses carnets, il notait également la résistance de Trotsky et de ses camarades, la renaissance permanente de l’opposition dans les usines, et le fait que cette opposition se rangeait derrière Trotsky.

Pierre Pascal était un révolté bien plus qu’un révolutionnaire et encore moins un militant conscient, comprenant les ressorts de l’évolution qui rejetait en arrière la société issue de la révolution. La poussée révolutionnaire de 1917 l’avait, comme des millions d’autres, porté au-delà de lui-même. Mais, la sincérité et la foi ne suffisaient pas pour résister au reflux de la vague révolutionnaire, à la montée de la bureaucratie. Il fallait pour cela une confiance dans la classe ouvrière qui dépasse la simple empathie, une confiance étayée par le marxisme, des liens militants avec les travailleurs. Il fallait pour cela être communiste, ce qui voulait dire rejoindre le combat de Trotsky.

Pascal s’en tint volontairement éloigné. Cependant il fut, jusqu’au bout, profondément solidaire du peuple de l’abîme et, en un certain sens, de l’État que les travailleurs avaient construit, puis de ce qui en subsistait dans la conscience des hommes.

De plus en plus isolé, dans une lourde ambiance de répression policière, Pierre Pascal vécut encore quelques années à Moscou, vivant de traductions. Rentré en France en 1933, il réintégra l’université et devint un maître dans les études russes. Il ne se fit jamais une gloire – ni une honte – de son passé communiste et ne rejoignit en aucun cas la cohorte des repentis qui font commerce de leur expérience de jeunesse 2.

Il y eut des intellectuels entraînés par la révolution et se dévouant jusqu’au bout à son service, tel John Reed ; ceux qui accomplirent un bout de chemin avec elle, puis finirent par la combattre, comme Boris Souvarine ; ceux qui, après avoir calomnié la révolution, se vendirent au stalinisme triomphant, comme Louis Aragon. Pascal, qui voyait dans le ralliement d’un Romain Rolland la « preuve qu’il ne reste plus rien de l’idéal de 1917 », a donné l’exemple d’un homme honnête. Il a servi la révolution puis s’est retiré discrètement, sans renier le passé ni entraver le travail de ceux qui continuaient malgré tout. Souhaitons que cette réédition permette aux jeunes générations de découvrir le nom de Pierre Pascal et son travail, et d’accéder au mieux, grâce à lui, aux écrits de Lénine.

Paul Galois
Février 2017